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Nous, peuples des Nations Unies

À quel philosophe devons-nous nous référer, quel penseur, quel artiste, pour avoir un peu le sentiment que l’humanisme de toujours avance véritablement ? Pouvons-nous être si sûrs à l’heure où le Front National est chaque jour un peu plus considéré comme un « parti comme les autre », que les dépositaires de la pensée sont seulement capables de défendre les acquis du passé ?

La parole de l’artiste n’existe pas dans le champ social ; sans doute l’art est un langage en soi qui s’appauvrit plus qu’il ne s’enrichit au contact du mot, mais tout de même l’artiste n’est-t-il pour la société qu’un faiseur d’images plus ou moins compréhensibles ? L’artiste est important car il donne corps, il figure, crée l’image de l’identité. Cette figuration est à ce point considérable que nous devrions refuser l’idée même de l’humain en dehors de ses représentations : l’humain (et non l’animal humain) est image. L’humain est semblant et la vérité de l’art est semblant; rien n’est plus grave pourtant que cette mythologie qui aliène notre quotidien : nous délirons ! Notre identité se compose de la somme de l’histoire, de la fable mythique que nous percevons comme notre vie ; elle est l’appréciation subjective de l’être, une fixation semblable à l’idée de la vie, mais pas à la vie même.

Je suis bien placé pour savoir que vous délirez puisque l’artiste que je suis crée la référence imagée de votre (de mon) délire, je lui donne corps, je le matérialise dans une figure. Mais face aux grands prêtres et aux ayatollahs, accordez-moi la grâce ; je ne sacrifie personne du haut d’une pyramide aztèque, je n’exige pas que le verbe s’impose sur le réel et sur l’être vivant ; autrement dit ce que je propose est virtuel : une représentation théâtrale dans une humanité théâtrale qui croit dans son hallucination ; l’expression du faux dans le faux, ce qui peut finir par produire du vrai. Que je sois artiste, conteur, ou poète, comprenez bien ce que vous me devez : je vous raconte votre histoire, je vous la représente et vous ne le pouvez pas, vous ne pouvez concrètement, pas suffisamment la dire dans tel ou tel métier. Vous voulez que je vous fasse jouir, que votre théâtre soit la vie même ; la vie et moi avec, une aspérité. Créons donc artistes et poètes les images de l’homme, son histoire, son mythique et improbable destin, si toutefois nous en avons encore l’opportunité, car peut-être préférez-vous être dits par les publicitaires ou la télévision ; prenez garde pourtant, masses infidèles à l’intelligence, à force de monnayer votre identité, il se peut que vous troquiez votre dignité d’humain, son tragique destin, pour vous transformer dans les mains habiles des publicitaires en de misérables consommateurs. N’ayez aucune illusion, la jouissance du consommateur se paye cash. Le populisme c’est le mépris du peuple. Sommes-nous seulement capables d’élire, pour présider les peuples, des hommes qui ne méprisent pas le peuple même ? Comprenez bien que ma fonction d’artiste n’est qu’apparemment compatible avec le yaourt publicitaire, qu’il y a des clous dans mon yaourt, c’est-à-dire ces deux idées issues de mes voyages.

Voici le premier clou : tu n’es pas français, tu n’es pas anglais, chinois ou turc, pas plus qu’untel est noir et que je suis blanc ; je veux bien pour autant, comme toi me considérer français, je n’ai vraiment rien contre, si nous établissons une hiérarchie. Une hiérarchie, c’est repenser la distance qui nous sépare des êtres, les frontières géographiques et internes : le fasciste peut encore nous expliquer qu’il préfère son frère à son cousin, son cousin à son voisin etc. Je veux dire qu’il n’est pas si limpide que ça, que vos consciences sachent bien où elles veulent en venir et qu’il y a quelques réticences pour avaler la couleuvre d’un chinois qui se développe ; qu’il y a quelques contradictions que je voie, moi qui croyais que vous n’attendiez  qu’une chose : que les peuples sortent de la misère. Aussi, je tiens clairement à dire que je me moque pas mal de nous savoir, nous français, menacés dans notre compétitivité, quand je considère que dix-huit millions d’êtres humains sortent de l’extrême pauvreté chaque année. Croyez bien que je ne cultive pas un masochisme idéologique et que j’adore la  France, mais comprenez, pas plus que l’Espagne, la France ça n’existe pas. Vous dites que vous « êtes » français puisque c’est votre culture, mais vous vous trompez, vous êtes confus : mon frère aîné est né en France et jusqu’à l’âge de douze ans, il n’a parlé que le français, un jour comme moi, il est parti en Italie ; lui est resté en Italie, moi je suis rentré en France ; depuis mon frère est plus italien que les Italiens et moi je suis français. Si vous étiez, si l’être était français, vous ne pourriez pas choisir d’être italien, or vous le pouvez. La culture, ça n’est donc pas l’être, l’être c’est l’humain, tous les humains, voilà la hiérarchie. Il faut arrêter d’adorer son putain de village avant le monde, nous devons aimer le monde avant le village ; à l’arrivée le village n’en sera que meilleur, il sera vivable, enfin. Soyons des hommes dans le Monde, participons à la destruction des frontières qui sont les cicatrices de la guerre, et à partir de ce mouvement soyons fiers de notre culture, fiers d’être français.

Ma deuxième idée s’inscrit dans le prolongement de la première. Il est vital, pour le progrès des peuples et pour la paix de considérer notre humanité avant notre nationalité. Le nationalisme est à la collectivité ce que le narcissisme est à l’individu ; une projection qui a pour but l’expression et la manifestation du pouvoir. De la même manière que notre pays est singulier, et cette singularité est notre richesse et notre beauté, nous sommes chacun de nous des êtres singuliers. Cette singularité, l’unicité des individus est la richesse infinie, la beauté de l’espèce humaine. Pour autant, sommes-nous davantage définissables par nos singularités ou par ce qui nous ressemble en tant qu’humain ? Sommes nous « plus uniques » ou « plus semblables » ? L’histoire des hommes compte parmi les  artistes un grand nombre de ceux qui sont qualifiés de « génie », les êtres les plus exceptionnels, les « plus uniques », capables d’exécuter avec aisance et profondeur ce qui est inconcevable pour d’autres. Pourtant, si ces « génies » n’étaient pas l’incarnation concrète d’une possibilité humaine, mais seulement l’objectivation de l’impossibilité des autres, nous n’en aurions aucun besoin. Un génie n’est pas un surhomme, mais un être commun doué d’une vision. Comment pourrait-il en être autrement ? Le surhomme conduit à la création des sous-hommes, la supériorité du masculin à l’infériorisation du féminin et trop d’intérêt pour le pouvoir ou la richesse à trop de désintérêt pour ceux qui n’en ont pas. Or, on me demande à moi, artiste, de ne plus parler aux peuples et de faire le clown pour une élite de toujours. Il y a des révolutions à faire, puisqu’elles ont du sens et encore, je vous le dis, des têtes à couper.

L’aplatissement des cultures tant redouté par Lévi-Strauss n’est pas seulement une perte ou un affaiblissement, car une plus grande ressemblance entre les hommes ; leur communication, leur interaction ouvre aussi la possibilité d’un monde moins raciste, moins hostile, plus pacifique ; elle peut favoriser les utopies positives, les dynamiques futures, à travers notamment, l’idée d’un gouvernement démocratique mondial. Mais cet espoir ne sera rendu possible qu’en menant un combat continu pour promouvoir l’intelligence, la dignité et somme toute une certaine beauté au service d’une culture globalisée et d’une unique identité humaine.